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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

On fait face en permanence à des dogmes
Dur d’aller à l’encontre de la sciences économiques dominantes
Article mis en ligne le 20 octobre 2015

Paul Jorion, anthropologue et sociologue de formation, consacre son dix-septième livre à John Maynard Keynes. Cet intellectuel belge se distingue surtout par une critique frontale de la pensée économique dominante. La VUB vient de le débarquer de la chaire qui lui avait été confiée en 2012. Pour des raisons fantaisistes, clame-t-il.

Entretien Pierre-François Lovens, LLB, 26-27 septembre 2015
Extraits

Le fait est que la manière dont je parle d’économie et de finance ne passe pas très bien dans certains milieux, académiques et autres. Je savais que tenir un discours critique pouvait être difficile dans une faculté ou un département de sciences économiques. En revanche, je pensais que les choses seraient davantage tolérées dans une faculté de droit.
(…) J’ai appris l’économie sur le tas. D’abord, avec des pêcheurs en Bretagne, ensuite en Afrique lorsque je travaillais pour l’Onu et, enfin, en travaillant dans le secteur bancaire.

Pourquoi ne pas avoir étudié l’économie ?

J’ai essayé (rires). A l’origine, je m’étais inscrit à Solvay, à Bruxelles. Mais j’ai vite pris la fuite après le premier cours de comptabilité. Le professeur avait clairement annoncé aux étudiants que son intention était de nous expliquer comment tricher avec la loi comptable ! Je me suis ensuite inscrit en sciences économiques, toujours à l’ULB. Là, je me suis rendu compte assez vite qu’on n’était tout simplement pas dans le registre de la science. La loi de l’offre et de la demande, par exemple, ne collait tout simplement pas à la réalité.

C’est ce qui vous fait dire, depuis quelques années, que l’économie n’est pas une science… Vous parlez même de “poudre aux yeux”, de “propagande” ! Un peu fort, non ?

Oui, oui… Vous savez, quand Léon Walras explique la formation des prix, il dit notamment “c’est la rareté parce que…” En d’autres mots : c’est comme ça, inutile de le démontrer. En sciences économiques, on fait face, en permanence, à des dogmes.

L’économie mérite néanmoins d’être étudiée, dites-vous, mais pour ce qu’elle est vraiment… C’est-à-dire ?

L’économie politique ou l’histoire de la pensée économique, c’est très intéressant à enseigner et à apprendre. Mais le fait-on encore de nos jours dans toutes les facultés d’économie ? Récemment, on m’a invité à Louvain pour débattre d’une pensée économique pluraliste. Les Français parlent aussi beaucoup de ça. Mais le problème n’est pas là. Il faudrait avant tout présenter une théorie qui soit exacte, comme c’est le cas en chimie, en physique… On ne donne quand même pas de cours de physique pluraliste à l’université !

Mais cette “science économique”, existe-t-elle ?

Il faut au moins faire un effort pour proposer quelque chose qui mériterait le nom de “science”. En toute modestie, c’est ce que je tente de faire. Dans mon livre sur Keynes, par exemple, il y a cent pages où j’explique la crise des “subprimes” et l’enjeu de la formation de certains prix. Pourtant, lors de cette crise, chacun interprétait la réalité à sa manière. Ne serait-ce pas plus simple, et plus sérieux, de mettre sur papier la façon dont se forme le prix d’un “CDS” (“credit default swap”, produit financier, NdlR) ? Le problème, avec l’économie, c’est qu’on nous pousse constamment à choisir entre des modèles différents et qu’on ne peut surtout pas dire que des modèles peuvent se combiner ! Et selon que vous adhérez à tel ou tel modèle, on va vous dire ce qu’il faut faire pour résoudre une crise.

Vous êtes un adepte de l’empirisme : vous regardez comment les choses se passent dans la réalité et, ensuite, vous construisez une théorie économique.

Oui, c’est ce qu’on m’a permis de faire dans le secteur bancaire et financier aux Etats-Unis durant 18 ans. Chaque jour, j’étais amené à résoudre des questions très pratiques. C’est la meilleure école car si vous ne trouvez pas la solution, la banque court le risque d’enregistrer de grosses pertes.

Lors de cette expérience bancaire américaine, vous avez travaillé sur des modèles mathématiques très sophistiqués. Cette mathématisation de la finance est devenue l’une de vos cibles favorites. Pourquoi ?

Une grosse partie de mon job, à l’époque, consistait à valider les modèles mathématiques prévisionnels utilisés par les banques. Et je peux vous assurer que 75 % de ces modèles ne valent rien, tout simplement parce qu’ils ne correspondent pas à la réalité ! Le problème est que beaucoup de ces banques mettent un seuil de 35 % pour valider ces modèles. Cela signifie que si les prévisions s’avèrent correctes dans 35 % des cas, on juge inutile de corriger les modèles !

Un mot sur Keynes, auquel vous consacrez votre nouveau livre. Ce qui vous plaît chez lui, avant tout, c’est sa démarche intellectuelle ?

Tout à fait. Quand Alfred Marshall lui demande de créer une faculté d’économie à Cambridge, Keynes est diplômé en philosophie et en mathématiques. Et comme tout bon étudiant de Cambridge, quand on lui soumet un problème, il reprend tout à zéro. Donc, après avoir suivi des cours d’économie durant huit semaines, il va tout reconstruire ! Il en vient ainsi à réinventer partiellement l’économie politique.

Vous ne suivez pourtant pas Keynes dans tous ses travaux… Il a écrit des bêtises ?

Oui. Quand il écrit sa “Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie” (1936), c’est un infâme bricolage. Il y a des choses assez géniales. Il rappelle notamment que la loi de l’offre et de la demande fonctionne dans un cadre général marqué par des rapports de force entre individus, groupes sociaux. Mais il y a aussi des choses – comme sa théorie de l’intérêt – qui ne tiennent absolument pas debout.

Paul Jorion, la bio

A 69 ans, Paul Jorion fait partie de cette catégorie de Belges dont la renommée s’est d’abord forgée à l’étranger, avant, progressivement, de se faire un nom sur la scène médiatique belge. Originaire d’Ixelles, fils d’un haut fonctionnaire wallon et d’une mère néerlandaise, son étonnant parcours de vie - tant privée que professionnelle - l’a conduit vers des cieux plus ou moins lointains. Il a fait des escales au large de Quiberon (d’où il a extrait une thèse de doctorat en anthropologie sociale sur la communauté des pêcheurs de la petite île de Houat), à Cambridge (où il a travaillé avec Edmund Leach, sommité en anthropologie), en Afrique de l’Ouest (pour le compte des Nations unies), à l’université de Paris-VIII (où il a donné des cours de psychanalyse), mais aussi au sein du groupe British Telecom (où il a planché sur l’intelligence artificielle).
A la fin des années 1990, Paul Jorion entame une carrière dans le secteur bancaire : d’abord comme "trader" à Paris et à Londres ; ensuite, aux Etats-Unis, où il se liera notamment à Countrywide, société financière californienne qui fait du crédit immobilier. Il en profite alors pour observer, de l’intérieur, les modèles servant à prédire les remboursements des prêts par les ménages américains. Des modèles qui s’avèrent en fait… désastreux. C’est le début de la crise des "subprimes" et, pour le Belge, de la gloire ! En effet, dès 2004, il rédige une analyse décrivant par le menu la crise des "subprimes". Aucun éditeur ne mord toutefois à l’hameçon. C’est finalement par l’intermédiaire de Jacques Attali que son analyse est publiée aux éditions La Découverte sous le titre "La crise du capitalisme américain" (2007). C’est alors le coup d’envoi d’une intense activité de chroniqueur ("Le Monde", etc.), de blogueur et d’auteur. A l’automne 2012, la Faculté de droit de la Vrije Universiteit Brussel (VUB) lui confia une chaire dédiée à la finance et à l’éthique. Un enseignement qui vient d’être suspendu unilatéralement par la VUB. Enfin, Paul Jorion, qui vit en France, a été nommé, en avril dernier, au sein du groupe "High Level Expert Group on the Future of the Belgian Financial Sector" par le ministre belge des Finances, Johan Van Overtveldt.

A Propos

"Je ne suis pas tout seul." à propos de sa critique des économistes orthodoxes

Quand on lui demande s’il ne prêche pas dans le désert face à l’écrasante majorité des économistes orthodoxes, Paul Jorion répond en citant quelques personnalités qu’il juge intéressantes. "Je songe notamment à Emmanuel Todd, qui est démographe de formation mais comprend très bien le fonctionnement économique. Frédéric Lordon, sociologue, fait aussi de bonnes analyses critiques. Il y a aussi le juriste Alain Supiot ." Soit trois intellectuels qui ne sont pas issus du sérail des économistes… "Oui, tout simplement parce qu’on ne permet pas à ces gens-là d’œuvrer au sein des départements d’économie. Tout est très verrouillé. En France, en particulier, où le prix Nobel d’économie, Jean Tirole, a mis son veto à une proposition de Benoît Hamon (ex-ministre socialiste de l’Education, NdlR) , et soutenue par des économistes qualifiés d’hétérodoxes, de créer une section, dans le système d’enseignement français, dédiée à l’économie politique."

"L’Europe reste complètement plombée par son incapacité à gérer l’euro." à propos de l’union monétaire

Paul Jorion est un grand partisan de l’euro et de l’union monétaire européenne. Le problème, dit-il, est qu’on s’est arrêté au milieu du gué d’une union monétaire fédérale, comme elle peut exister et fonctionner aux Etats-Unis. "C’est comme si on construisait un pont et qu’on s’arrêtait en plein milieu du chantier." Soit on fait marche arrière, ce que certains préconisent, soit on construit l’autre moitié du pont, ce que M. Jorion juge indispensable. "Il faut à tout prix terminer le pont ! Les seuls qui sont à la fois légalistes et pragmatiques, dans ce dossier, ce sont les Allemands. Ils disent aux autres : on termine ce pont ou on le détruit ? Et ils ajoutent : si on termine le chantier, voici ce qu’il faut encore faire. Mais, face à eux, on trouve des pays qui disent qu’on pourrait tout de même se débrouiller avec un demi-pont…"