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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Nouveau paradigme et ancienne sagesse
Article mis en ligne le 31 août 2009
dernière modification le 24 octobre 2018

Dans son livre "L’islam sera spirituel ou ne sera plus" (seuil, 2009), Eric GEOFFROY, éminent connaisseur de l’Islam, trace un parallèle audacieux et fertile entre la laïcité scientifique et moderne, issue des "Lumières" et ancrée dans la séparation cartésienne entre l’esprit et le corps (dont on prend maintenant conscience des dégâts qu’elle a causé à l’humanité et à la planète) et le juridisme desséchant de l’islamisme, ayant fait de la Charia un modèle rétrograde d’organisation de la société.
(Voir des extraits de cette réflexion sur une autre page de ce site)
Complément passionnant de ce point de vue, Eric Geoffroy apporte une vision non occidentale (ou du moins décentrée) sur le "nouveau paradigme", une vision soufie, neuve et stimulante. Voici des extraits, qui vous donneront envie, j’imagine, de lire tout son texte à la source, dans son livre. (pages 88 et suivantes)

Depuis quelques décennies, nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme, qui est en voie de transformer radicalement notre rapport au monde. (…)

Le constat s’impose que les schémas anciens sont non seulement obsolètes, mais aussi nocifs pour la sauvegarde de l’humanité et de la planète.

Il faut chercher les prémices les plus sérieuses du nouveau paradigme dans la révolution quantique qu’a connue la physique dans les années 1920. Dans notre village planétaire, ce paradigme revêt une ampleur bien plus grande que ceux mis au jour aux 16e et 17e siècles par Copernic, Newton, Descartes et d’autres, bien que le grand public ne s’en soit pas encore rendu compte. Il rend totalement caduc le scientisme de la pensée européenne moderne, selon laquelle le réel se réduit à ce qui est observable et quantifiable. Depuis Gödel et Heisenberg, au début du 20e siècle, apparaissent avec la force de l’évidence l’indéterminisme, l’incertitude, l’incomplétude de ce monde, ainsi que les limites de la logique et de la connaissance humaine. Vers 1921, le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein écrit que "la logique remplit le monde [1]", mais que "les limites du monde sont aussi ses propres limites". La physique quantique rompt le mythe du positivisme scientiste, car elle "dématérialise" la matière. Elle ouvre la béance de la "perplexité suprême", comme le disent les soufis à propos de l’expérience spirituelle. Un philosophe contemporain des sciences peut ainsi s’écrier : "On sait très bien [d’un point de vue scientifique] pourquoi on ne saura jamais". (J. staune)

Le paradigme de l’holisme a été déterminé vers 1926 par le Sud-Africain Jan Christiaan Smuts, à partir, précisément, des théories scientifiques émergentes de la relativité générale et de la mécanique quantique. Ce paradigme a subi plusieurs évolutions sémantiques au Cours du 20e siècle, mais il énonce globalement que les caractéristiques d’un être ou d’un ensemble ne peuvent être connues que lorsqu’on l’appréhende dans sa totalité, et non pas quand on en étudie chaque partie séparément. Son axiome majeur est que le "tout" (organisme, société, ensemble symbolique) est plus que la somme de ses partie". Bien plus, c’est le tout qui donne sens et valeur à ses parties par la fonction que celles-ci jouent en son sein. L’holisme constate donc une multidimensionnalité des interactions à l’œuvre dans le monde. Il se présente comme moniste par rapport au dualisme cartésien, vitaliste vis-à-vis du mécanisme : lc cosmos y est perçu comme un organisme vivant, et non plus comme un astre mort, livré au néant. La "culture intégrale" animée par cette conscience holistique ferait émerger "une rationalité supérieure, globale et caractérisée par la spiritualité". Ainsi, alors que "le mythos a créé une conscience mythique, le theos une conscience théiste et le logos la conscience logique de la rationalité occidentale, dépouillée de tout accessoire métaphysique, celle qui a forgé les temps modernes", actuellement, c’est-à-dire dans la post modernité, nous passerions de cette civilisation du logos à celle de l’holos. La critique radicale opérée par ce nouveau paradigme cible tout le domaine de la pensée occidentale moderne, perçue comme "réductionniste" ; elle prédit une désoccidentalisation du monde, et remet en cause l’exportation de cette pensée dans d’autres contextes civilisationnels, dans le monde musulman notamment.

Au sein de ce nouveau paradigme émergent de plus en plus de voix qui refusent désormais le totalitarisme d’une vision unidimensionnelle, utilitariste, du monde. Telle étaient déjà les positions de penseurs ou de spirituels européens durant la première moitié du 20e siècle, qui, à des titres divers, allaient à contre-courant du positivisme ambiant. Henri Bergson (m. 1941), pour lequel l’intuition transcende les cadres clos de l’intelligence afin d’aller chercher à l’intérieur de la vie une source de connaissance ; René Guénon (m. 1951) pour qui la science rationnelle n’est qu’une "connaissance par reflet", alors que la métaphysique ouvre à une connaissance "intuitive et immédiate", etc. (...) Mais il a fallu attendre les années 1970 pour que l’on passe de doctrines portées par quelques individus ou milieux à un vécu collectif, diffus.

Un des traits marquants de notre époque est que s’y joue la rencontre entre la physique quantique et des traditions spirituelles orientales telles que l’hindouisme, le taoïsme, le bouddhisme et maintenant l’islam soufi. Des scientifiques de pointe comme Niels Bohr, Erwin Schrodinger ou David Bohm ont été frappés par la concordance qui se dégageait entre leurs constats expérimentaux et les intuitions métaphysiques des sages orientaux anciens. (...) A l’affirmation de Ghazâlî selon laquelle il existe une sphère située au-delà de la raison et des sens où se révèlent des choses auxquelles ceux-ci n’ont pas accès fait écho cet aveu du physicien contemporain Michael HeIler : "je soutiens que la plus grande conquête de la physique moderne a été de découvrir que notre sens commun se limite à un domaine étroit de notre expérience ordinaire. Hors de cette région s’étend une sphère inaccessible à nos sens."

Notre époque est formidable en ce qu’elle réintroduit le sens par le biais de sciences d’avant-garde, alors qu’il avait été chassé par le positivisme scientiste des 19e et 20e siècles, et de la même façon épuisé par les arguties desséchantes des théologiens-juristes musulmans. Ainsi, par un retournement de perspective presque ironique, c’est la raison de pointe qui réintroduit le sacré, qui réenchante le monde.

(…)
Il importe ici de relever les affinités du paradigme holistique avec le principe islamique de l’Unicité (TawhÎd) : en vertu de la solidarité liant Dieu à Sa création, l’Unicité métaphysique devient diversité et pluralisme dans le monde physique.

Sans vouloir forcer les traits de similitude, nous constatons que l’Anglais Alfred Whitehead (m. 1949) parle de "l’unité vivante de l’univers". Il dépasse totalement l’approche analytique pour aller vers l’approche systémique : dans une modalité très proche de celle d’Ibn ’Arabî, il soutient que l’univers n’est pas fait d’un ensemble de choses séparées, autonomes, mais d’un réseau infini de "relations" entre les êtres et entre les différents règnes de la création. À l’époque contemporaine, la démarche soufie entre remarquablement en résonance avec la "rationalité élargie" du physicien et chimiste Ilya Prigogine, avec les principes de "complexité du réel" et de "multidimensionnalité" d’Edgar Morin. Mieux, elle nourrit la pensée et la formulation de ces nouveaux paradigmes, comme en témoigne l’irruption de plus en plus manifeste de l’influence d’Ibn ’Arabî et de Rûmî dans la postmodernité occidentale.

Mohammed Arkoun appelle de ses vœux une "rationalité plurielle" grâce à laquelle on quitterait "le cadre dualiste de la connaissance où raison s’opposait à imagination, histoire à mythe, vrai à faux, bien à mal, raison à foi".

Fort bien, mais les sciences humaines qu’il sollicite ne suffisent certainement pas à la tâche. (…) Force est de reconnaître que ces sciences ignorent pour l’essentiel le nouveau paradigme abordé plus haut. Il semble qu’elles soient toujours en retard car freinées par l’idéologie. L’interférence, par exemple, qu’exerce l’observateur sur le champ observé a été reconnue en physique depuis les années 1920, mais elle n’est pas encore admise dans toutes les sciences humaines. Cela reviendrait en effet à remettre en cause les postulats d’objectivité et de neutralité que celles-ci revendiquent pour elles-mêmes, et, au-delà, l’impérialisme qu’elles exercent dans la pensée actuelle. Abellio notait avec justesse qu’en Occident elles ont expulsé la métaphysique, laquelle devrait être réintégrée dans notre champ de vision. Dans la révolution épistémologique qui est en cours, l’apport des sciences humaines est nécessaire, mais non suffisant.

VOIR AVEC LES "DEUX YEUX"

Les soufis illustrent leur quête d’un équilibre entre raison et supra-raison par l’expression "l’homme aux deux yeux ". La référence coranique en est la suivante : "Ne lui [l’homme] avons-Nous pas donné deux yeux […] ? Ne lui avons-Nous pas montré les deux voies ?" Avec son œil "droit ", ou oeil intérieur, l’être éveillé voit l’Unicité ; avec son œil "gauche", ou œil extérieur, il voit le monde phénoménal dans sa multiplicité. Ainsi ancré à la fois dans l’Unicité et la multiplicité, il a une vision unifiante de la réalité, car la vision d’un oeil ne cache pas celle de l’autre.

La culture islamique et soufie traditionnelle exprime cela en termes de "balance" (mÎzân), c’est-à-dire d’équilibre entre les différents aspects de la réalité.

Le regard que nous portons sur le monde, nous autres modernes ou contemporains, est borgne : notre perception s’arrête au monde manifesté et ne suppose même pas l’existence d’une autre dimension.

Borgne : c’est par ce qualificatif que le Prophète décrivait l’Antéchrist. Pour certains exégètes musulmans, il désigne de façon symbolique le matérialisme moderne, amputé de la vision intuitive et illuminative. Que l’on considère ou non celte donnée scripturaire comme un mythe, et son interprétation comme hasardeuse, n’y change rien. Chacun part de son propre bagage conceptuel pour exprimer la même réalité. Remarquons par exemple l’extrême convergence de l’assertion de l’astrophysicien Hubert Reeves avec les propos des soufis cités plus haut : "Nous ne pouvons pas vivre une seule démarche, sous peine de devenir fous ou de nous dessécher complètement. Il nous faut apprendre à vivre maintenant en pratiquant à la fois la science et la poésie, il nous faut apprendre à garder les deux yeux ouverts en même temps."

Le nouveau paradigme fait converger raison et réenchantement, convergence qui paraît être la seule alternative aux scléroses scientiste d’un côté, religieuse de l’autre. Il ne faudrait pas que la culture islamique ait encore un train de retard, en imitant des modèles dépassés...

(pages 88 à 96)